Rêver ne vaut pas vivre
Une petite nouvelle écrite pour la joute de la Pierre de Tear.
Rêver ne vaut pas vivre
Le chat sauta lestement sur mes genoux, carda langoureusement mes
cuisses heureusement protégées par des braies de laine épaisse, tourna
quatre ou cinq fois en rond avant de trouver sa place, ouvrit sa petite
gueule rose et, alors que je croyais qu'il allait se mettre à bâiller,
me dit :
- Hop ! Monsieur Chat entre dans la danse.
Doucement surpris, je plisse les yeux. Je jette un coup d’œil
autour de moi et scrute la pièce, bien que je sais pertinemment ce
geste inutile. La grande horloge, à sa place dans le cadre de bois,
indique vingt-trois heures. La table se dresse au milieu de la pièce,
le feu fait entendre son crépitement cajoleur … la pièce semble
endormie, comme à son habitude. Alors je baisse mon regard vers
l’animal, encore calme et insignifiant il y a quelques secondes à
peine:
-Ca y est ! Tu t’es enfin décidé. Tu en auras mis du temps, toi.
Je laisse glisser ma main le long de son pelage brun, si doux et si
chaud. Ma peau glacée contraste amèrement avec cette vie brûlante que
je jalouse tant :
-Tu en as de la chance, j’espère que tu le sais.
Il tourne lentement sa tête vers mon pâle visage de vieillard :
-Ne te plains pas trop, l’Oncle, tu pourrais ne plus être là… Alors profite.
Un bref soupir agite alors ma carcasse creuse. Il dit vrai. Mais à
quoi bon ? Puisque tout ça n’est qu’un jeu, puisque je ne suis rien de
plus qu’un élément inutile dans une ronde sans fin, une danse
millénaire. Puisque je ne suis qu’un fantôme d’âme, à demi-mort, à
demi-vivant. Mais, après tout … pourquoi pas ? Pourquoi p…Chut ! Je
l’entends arriver.
Un petit souffle court, son collier de clochette qui tinte dans
l’opaque silence de la maison. Ses petits pieds nus qui cognent le
dallage de terre. Je ne m’entends plus respirer. Elle me fait le même
effet à chaque apparition. Cette course de vie, cette explosion de
bonheur, elle est si petite et si jeune, elle est si belle ! C’est Elle
!
La porte s’entrouvre doucement, en faisant grincer ses vieux gonds
rouillés. Puis, petit à petit, un joli nez apparaît dans le sombre
entrebâillement. A sa suite vient un grand front pâle, deux yeux
couleur ciel d’été, ouverts à la vie. Un petit visage de fée sur une
enfant encore innocente. Mon cœur bondit dans ma poitrine, et mes yeux
grands ouverts reflètent le même émerveillement. Jamais je ne m’y
habituerai !
Elle fait quelques pas timides dans ma direction. Mais ce n’est
pas moi qu’elle regarde, elle ne le peut pas, je suis invisible pour
elle … je ne suis pas de son monde. Elle se présente maintenant devant
moi, petite silhouette gonflée de vie. Son grand sourire béat me
traverse et vient se fixer sur la créature allongée sur mes genoux.
Mais l’enfant ne bouge pas, elle reste là, à le regarder…lui, Monsieur
Chat. Elle sourit encore quand, d’une grâce toute féline, Monsieur Chat
consent à déplier son corps endormi, à étirer tous ses muscles, à
bailler ouvertement, comme une gentille provocation. Avant de bondir
hors du moelleux matelas que je lui confère, il me jette un dernier
regard, et dans un souffle miaulé :
-Profite, vieille branche.
Il s’élance alors vers la petite fille qui l’attend là, les mains
croisées derrière le dos, les pieds joints au sol, et sa jolie robe
jaune caressée par un souffle mystérieux tout droit sorti de son
imagination. D’une voix claire et chantante, elle ouvre le bal :
- Monsieur Chat nous a rejoint. Bienvenue Monsieur Chat. Tu as une
chance exceptionnelle, car aujourd’hui nous avons des invités. Je pense
qu’ils te plairont. Suis-moi.
Et aussi vite qu’elle est arrivée, elle s’enfuit en riant, rire
cristallin, dans le couloir de la maison. Le chat, toujours en état de
torpeur somnolente, la suit dans les dédales pierreux menant au grand
air du dehors. Moi, je ne peux résister à la tentation. Que je le
veuille ou non, je me lève de mon fauteuil et me traîne à leur suite.
Etrangement, j’arrive sans peine à ne pas les perdre de vue. Comme dans
un rêve. Elle, petite fleur légère qui sautille au loin, le chat,
bondissant de sa grâce naturelle, et moi les suivant à distance pour ne
pas déranger cette parfaite harmonie … Elle est si belle…
Au dehors, l’oiseau les a rejoint. Il s’ébroue quelques instants
sur une branche avant de venir se poser délicatement sur son épaule.
Elle tourne son visage vers lui, tête à tête intemporel entre deux
êtres unis par un même rêve. Une larme roule doucement sur ma joue
ridée. Mon âme est émue par cette scène qui semble venue d’un autre
monde. Pourtant, l’appétit de Monsieur Chat réveille la vigilance de
l’oiseau qui s’envole au moment où deux pattes se referment sur le
vide. Le regard sévère de la jolie fée ne dure qu’un instant et cède
place à une mine réjouie et dont le regard se fait pétillant :
- Approchez tous, j’ai une surprise pour vous.
Tendant le museau, Monsieur Chat s’approche des genoux de l’enfant.
Piaillant, le moineau vient se percher sur sa chevelure dorée. Tous
écoutent. Le fantôme de mon corps s’approche discrètement de cette
assemblée singulière, craignant d’en percer la chétive pureté.
- Aujourd’hui … dans la forêt … ils se réunissent.
- Qui donc ?
- Eux…
- Eux ?
Eux…Mon cœur se serre dans ma poitrine. Bien sûr. Eux. Qui d’autre
pourrait bien fouler du pied cette terre recluse, à part, hors du monde
réel. Oublier m’est impossible, évidemment, mais observer à nouveau ces
êtres qui, autrefois, étaient des miens me transperce de douleur et de
tristesse.
Un gloussement réjoui émane tout à coup de la petite bouche en
cœur. La jeune enfant, prenant l’oiseau dans ses mains, repart en
courant à travers les broussailles. Le chat bondit à sa suite, se
faufilant furtivement dans les grandes herbes de la forêt. Que puis-je
faire d’autre ? Il n’y a rien d’autre à faire. Alors je me
glisse à mon tour dans l’étendue verdoyante, me laissant guider par la
lumière de vie qui court au loin, un moineau entre les doigts. Je ne la
perds pas de vue…j’en suis incapable. Et ainsi nous traversons la
forêt. Les arbres nous cèdent le passage, et même la végétation, de
plus en plus dense, nous ouvre la route. Les feuilles se courbent, les
tiges s’écartent…puis enfin nous arrivons.
Je me hisse à sa hauteur, près du chemin de terre perpendiculaire.
La petite fille s’est arrêtée. Elle a soudain le visage grave, comme si
elle allait pleurer, comme si ce qui allait se dérouler maintenant
était d’une gravité sans précédent. Peut-être l’est-ce vraiment ?
Inconsciemment j’en viens à me comporter comme elle, la tête baissée en
un signe de recueillement, le visage fermé. Même Monsieur Chat a perdu
de son éternelle assurance, pliant sous la puissance mystérieuse qui
émane de notre source de vie : Elle. Car c’est bien elle qui orchestre
tout ceci, qui rythme les pas à la cadence de son imagination. Moi je
ne suis qu’une pâle présence que tout le monde oublie à l’instant où il
l’aperçoit. Je ne suis pas un être de lumière, mais mon corps n’est pas
fait d’ombre. Il est invisible, mais bien là, il n’est pas matériel, il
est abstrait, hors de l’espace du vivant et pourtant bien mouvant. Mais
je ne vis plus depuis longtemps. Ou alors je ne vis que pour une chose.
Elle. Si belle. Si forte. Si magique …et son monde … son monde créé
dans l’unique but d’assouvir ma volonté.
Puis vient la musique. Douce, vibrante, claire, lumineuse…vivante
? Comme un ballet, sur un rythme calmement endiablé, animé par un
souffle mystérieux. Le murmure danse, s’allonge, se contracte, puis se
détend et étend ses bras à l’infini. Il ne va pas tarder à nous frôler.
Je sens la respiration de la petite fée qui s’accélère, son visage
toujours marqué d’une sérieuse concentration. Mon cœur s’emballe tandis
que la musique se rapproche. Le clairon scintillant d’un violon fait
vibrer l’air, celui plus doux d’un piano émeut notre âme. Le rythme est
marqué, comme défini depuis des milliers d’années. Le murmure
s’amplifie, il devient maintenant clairement définissable. Je le
reconnais. Je l’ai toujours connu. On perçoit maintenant le bruit des
pas qui foule la terre poussiéreuse du chemin. Les dizaines de pieds,
certains dansant, d’autres marquant la mesure, se rapprochent et font
trembler le sol. Dans notre petit groupe, plus personne ne semble
respirer. Les mains de la petite se sont resserrées sur son cœur et
s’enlacent en une étreinte passionnée. Monsieur Chat s’est dressé bien
droit sur ses quatre pattes, ses yeux amandes grands ouverts, son
esprit aux aguets. Même le moineau a cessé son manège euphorique et
attend maintenant, juché sur l’épaule de l’enfant.
Et résonnent les tambours.
Et s’envolent les violons.
Mon cœur se resserre. Le visage humide de larmes de la petite s’éclaire d’un sourire féerique.
Et claquent les cymbales.
Et vibrent les hautbois.
Nous les voyons maintenant arriver. Et tout nous échappe, tout nous
fuit. La forêt a disparu, laissant place à une pureté blanche et
immaculée. La lumière nous enveloppe. Et ils sont là, eux. Troupe mille
fois centenaire, rejouant éternellement les mêmes airs, les mêmes
mélodies. Ils dansent, ils tournent et virent, en une folle ronde
psychédélique. La même. Des gestes semblables se répondent et
s’embrassent, des mains se serrent, des regards se croisent, la vie
résonne et n’en finit plus de nous émerveiller.
Devant nous défile la fanfare du temps, belle et immortelle. Seuls
survivants d’une race éteinte, nous revoyons en ces êtres de lumière et
de chant les vestiges d’une civilisation passée. Nous étions beaux,
nous étions vivants, nous étions humains. Mais nous étions puissants.
Condamnés depuis le début, nous n’avons jamais essayé de comprendre
pourquoi … pourquoi nous étions là. Alors voici ce qu’il reste d’un
monde en déclin : Une musique fondue de vie et une petite fille dont
l’imagination fait revivre les plus beaux vestiges de notre
civilisation.
La procession s’efface, lentement elle s’échappe. La forêt
revient, calmement reprend sa place. Tout redevient comme avant, et les
larmes sur nos visages s’évaporent à la lumière du jour renaissant. La
petite fille reste muette, comme une statue de vie tétanisée par la
vision d’un souvenir qu’elle n’a jamais eu mais dont elle connaît
l’origine. Et moi, je me réveille. Monsieur Chat s’est endormi. Le
moineau ne comprend pas. Monsieur Chat à tout saisi, il dort pour ne
pas oublier, pour se rappeler son autre vie. Le moineau volette et se
méprend, seulement victime, et jamais conquérant. Avant que quiconque
ne bouge, péniblement, je me retourne et commence la marche de retour.
Le retour vers quoi ? Hors de ce lieu dans tous les cas. Hors de ce
lieu où les souvenirs s’entrechoquent et mêlent à la passion et à
l’amour, la honte et la tristesse. Toute ma vie j’ai cherché le moyen,
toute mon existence vouée à un seul but : Trouver le moyen de survivre
à notre destruction. Trouver la parade ultime à notre évolution vouée
au déclin. Qu’ai-je gagné ?
Derrière moi, des pas précipités se font entendre. Foulant de ces
pieds nus les herbes de la forêt, elle me dépasse en riant, suivie de
près par Monsieur Chat bondissant, et le moineau piaillant. Elle. Je
m’arrête. Je la regarde longuement, fuir, s’évader ainsi au son d’un
rire joyeux. Sa robe jaune ondule sur son passage, se faufilant entre
les ronces. Qu’ai-je gagné ? Je voulais fuir sans me détruire, je ne
voulais pas succomber en même temps que tous les miens…que suis-je
devenu ? Âme errante, fantôme de papier parcourant mille fois le chemin
entre la maison et la forêt. Suivant la volonté de ce petit
être…qu’ai-je gagné ? Je le sais : Elle. Elle n’est là que pour moi.
Elle qui par le pouvoir de son imagination a recrée le monde que
j’aimais. Elle qui représente toute l’humanité dans ce qu’il y a de
plus pur. J’ai gagné à vivre avec elle. J’ai gagné à vivre mon rêve et
mon utopie par la seule force de la pensée.
S’arrêtant brusquement dans sa course effrénée, Monsieur Chat
s’assoit, les pattes de devant dressées à la verticale sur le manteau
de feuilles mortes. De loin, je ne distingue que sa silhouette se
découpant dans la lumière du jour, filtrée par le feuillage des grands
chênes. Ses yeux se sont étrécis. Peut-être sourit-il ? Peu importe. De
sa voix feutrée qui plane jusqu’au plus profond de mon être, il murmure
:
-Profite…
De retour dans mon abri, j’ouvre péniblement la porte qui fait
entendre son éternel crissement. Me dirigeant à pas lourds vers le
fauteuil centenaire, je jette un coup d’œil à l’horloge : vingt-trois
heures. Le temps n’a de toute façon plus de sens. Le feu crépite
toujours dans l’âtre de pierres grises. Je m’enfonce dans le tissu
délavé du fauteuil, anciennement si confortable. Je ferme les yeux. La
journée touche à sa fin. Demain sera un autre jour…un autre jour
semblable à celui-ci. La ronde ne s’arrête jamais, la petite fille
perpétue le mouvement. Je voulais vivre dans le monde merveilleux de
mes pensées, On m’en a donné le loisir. Je voulais profiter de la
pureté de mon peuple, On me l’a servi sur un plateau doré. Tout cela.
Elle en est la seule représentante. Ce petit être. Cette petite. Je ne
vis que pour Elle. Elle ne vit que pour moi. La boucle se boucle, la
ronde est parfaite, la danse continue sa folle procession.
Et le temps à jamais périra.
Et le ballet jamais ne s’essoufflera.
Monsieur Chat est de retour, animé par une seule volonté : celle de se reposer de sa journée.
Et tombera la poussière des jours.
Et chantera le mystère pour toujours.
Le chat sauta lestement sur mes genoux, carda langoureusement mes
cuisses heureusement protégées par des braies de laine épaisse, tourna
quatre ou cinq fois en rond avant de trouver sa place, ouvrit sa petite
gueule rose et, alors que je croyais qu'il allait se mettre à bâiller,
me dit :
- Hop ! Monsieur Chat sort de la danse.
Version Word:
>> Rêver ne vaut pas vivre <<