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20 août 2006

Rêver ne vaut pas vivre

Une petite nouvelle écrite pour la joute de la Pierre de Tear.


Rêver ne vaut pas vivre



Le chat sauta lestement sur mes genoux, carda langoureusement mes cuisses heureusement protégées par des braies de laine épaisse, tourna quatre ou cinq fois en rond avant de trouver sa place, ouvrit sa petite gueule rose et, alors que je croyais qu'il allait se mettre à bâiller, me dit :
- Hop ! Monsieur Chat entre dans la danse.
Doucement surpris, je plisse les yeux. Je jette un coup d’œil autour de moi et scrute la pièce, bien que je sais pertinemment ce geste inutile. La grande horloge, à sa place dans le cadre de bois, indique vingt-trois heures. La table se dresse au milieu de la pièce, le feu fait entendre son crépitement cajoleur … la pièce semble endormie, comme à son habitude. Alors je baisse mon regard vers l’animal, encore calme et insignifiant il y a quelques secondes à peine:
-Ca y est ! Tu t’es enfin décidé. Tu en auras mis du temps, toi.
Je laisse glisser ma main le long de son pelage brun, si doux et si chaud. Ma peau glacée contraste amèrement avec cette vie brûlante que je jalouse tant :
-Tu en as de la chance, j’espère que tu le sais.
Il tourne lentement sa tête vers mon pâle visage de vieillard :
-Ne te plains pas trop, l’Oncle, tu pourrais ne plus être là… Alors profite.
Un bref soupir agite alors ma carcasse creuse. Il dit vrai. Mais à quoi bon ? Puisque tout ça n’est qu’un jeu, puisque je ne suis rien de plus qu’un élément inutile dans une ronde sans fin, une danse millénaire. Puisque je ne suis qu’un fantôme d’âme, à demi-mort, à demi-vivant. Mais, après tout … pourquoi pas ? Pourquoi p…Chut ! Je l’entends arriver.
Un petit souffle court, son collier de clochette qui tinte dans l’opaque silence de la maison. Ses petits pieds nus qui cognent le dallage de terre. Je ne m’entends plus respirer. Elle me fait le même effet à chaque apparition. Cette course de vie, cette explosion de bonheur, elle est si petite et si jeune, elle est si belle ! C’est Elle !
La porte s’entrouvre doucement, en faisant grincer ses vieux gonds rouillés. Puis, petit à petit, un joli nez apparaît dans le sombre entrebâillement. A sa suite vient un grand front pâle, deux yeux couleur ciel d’été, ouverts à la vie. Un petit visage de fée sur une enfant encore innocente. Mon cœur bondit dans ma poitrine, et mes yeux grands ouverts reflètent le même émerveillement. Jamais je ne m’y habituerai !
Elle fait quelques pas timides dans ma direction. Mais ce n’est pas moi qu’elle regarde, elle ne le peut pas, je suis invisible pour elle … je ne suis pas de son monde. Elle se présente maintenant devant moi, petite silhouette gonflée de vie. Son grand sourire béat me traverse et vient se fixer sur la créature allongée sur mes genoux. Mais l’enfant ne bouge pas, elle reste là, à le regarder…lui, Monsieur Chat. Elle sourit encore quand, d’une grâce toute féline, Monsieur Chat consent à déplier son corps endormi, à étirer tous ses muscles, à bailler ouvertement, comme une gentille provocation. Avant de bondir hors du moelleux matelas que je lui confère, il me jette un dernier regard, et dans un souffle miaulé :
-Profite, vieille branche.
Il s’élance alors vers la petite fille qui l’attend là, les mains croisées derrière le dos, les pieds joints au sol, et sa jolie robe jaune caressée par un souffle mystérieux tout droit sorti de son imagination. D’une voix claire et chantante, elle ouvre le bal :
- Monsieur Chat nous a rejoint. Bienvenue Monsieur Chat. Tu as une chance exceptionnelle, car aujourd’hui nous avons des invités. Je pense qu’ils te plairont. Suis-moi.
Et aussi vite qu’elle est arrivée, elle s’enfuit en riant, rire cristallin, dans le couloir de la maison. Le chat, toujours en état de torpeur somnolente, la suit dans les dédales pierreux menant au grand air du dehors. Moi, je ne peux résister à la tentation. Que je le veuille ou non, je me lève de mon fauteuil et me traîne à leur suite. Etrangement, j’arrive sans peine à ne pas les perdre de vue. Comme dans un rêve. Elle, petite fleur légère qui sautille au loin, le chat, bondissant de sa grâce naturelle, et moi les suivant à distance pour ne pas déranger cette parfaite harmonie … Elle est si belle…

Au dehors, l’oiseau les a rejoint. Il s’ébroue quelques instants sur une branche avant de venir se poser délicatement sur son épaule. Elle tourne son visage vers lui, tête à tête intemporel entre deux êtres unis par un même rêve. Une larme roule doucement sur ma joue ridée. Mon âme est émue par cette scène qui semble venue d’un autre monde. Pourtant, l’appétit de Monsieur Chat réveille la vigilance de l’oiseau qui s’envole au moment où deux pattes se referment sur le vide. Le regard sévère de la jolie fée ne dure qu’un instant et cède place à une mine réjouie et dont le regard se fait pétillant :
- Approchez tous, j’ai une surprise pour vous.
Tendant le museau, Monsieur Chat s’approche des genoux de l’enfant. Piaillant, le moineau vient se percher sur sa chevelure dorée. Tous écoutent. Le fantôme de mon corps s’approche discrètement de cette assemblée singulière, craignant d’en percer la chétive pureté.
- Aujourd’hui … dans la forêt … ils se réunissent.
- Qui donc ?
- Eux…
- Eux ?
Eux…Mon cœur se serre dans ma poitrine. Bien sûr. Eux. Qui d’autre pourrait bien fouler du pied cette terre recluse, à part, hors du monde réel. Oublier m’est impossible, évidemment, mais observer à nouveau ces êtres qui, autrefois, étaient des miens me transperce de douleur et de tristesse.
Un gloussement réjoui émane tout à coup de la petite bouche en cœur. La jeune enfant, prenant l’oiseau dans ses mains, repart en courant à travers les broussailles. Le chat bondit à sa suite, se faufilant furtivement dans les grandes herbes de la forêt. Que puis-je faire d’autre ? Il n’y a rien d’autre à faire. Alors je me glisse à mon tour dans l’étendue verdoyante, me laissant guider par la lumière de vie qui court au loin, un moineau entre les doigts. Je ne la perds pas de vue…j’en suis incapable. Et ainsi nous traversons la forêt. Les arbres nous cèdent le passage, et même la végétation, de plus en plus dense, nous ouvre la route. Les feuilles se courbent, les tiges s’écartent…puis enfin nous arrivons.
Je me hisse à sa hauteur, près du chemin de terre perpendiculaire. La petite fille s’est arrêtée. Elle a soudain le visage grave, comme si elle allait pleurer, comme si ce qui allait se dérouler maintenant était d’une gravité sans précédent. Peut-être l’est-ce vraiment ? Inconsciemment j’en viens à me comporter comme elle, la tête baissée en un signe de recueillement, le visage fermé. Même Monsieur Chat a perdu de son éternelle assurance, pliant sous la puissance mystérieuse qui émane de notre source de vie : Elle. Car c’est bien elle qui orchestre tout ceci, qui rythme les pas à la cadence de son imagination. Moi je ne suis qu’une pâle présence que tout le monde oublie à l’instant où il l’aperçoit. Je ne suis pas un être de lumière, mais mon corps n’est pas fait d’ombre. Il est invisible, mais bien là, il n’est pas matériel, il est abstrait, hors de l’espace du vivant et pourtant bien mouvant. Mais je ne vis plus depuis longtemps. Ou alors je ne vis que pour une chose. Elle. Si belle. Si forte. Si magique …et son monde … son monde créé dans l’unique but d’assouvir ma volonté.
Puis vient la musique. Douce, vibrante, claire, lumineuse…vivante ? Comme un ballet, sur un rythme calmement endiablé, animé par un souffle mystérieux. Le murmure danse, s’allonge, se contracte, puis se détend et étend ses bras à l’infini. Il ne va pas tarder à nous frôler. Je sens la respiration de la petite fée qui s’accélère, son visage toujours marqué d’une sérieuse concentration. Mon cœur s’emballe tandis que la musique se rapproche. Le clairon scintillant d’un violon fait vibrer l’air, celui plus doux d’un piano émeut notre âme. Le rythme est marqué, comme défini depuis des milliers d’années. Le murmure s’amplifie, il devient maintenant clairement définissable. Je le reconnais. Je l’ai toujours connu. On perçoit maintenant le bruit des pas qui foule la terre poussiéreuse du chemin. Les dizaines de pieds, certains dansant, d’autres marquant la mesure, se rapprochent et font trembler le sol. Dans notre petit groupe, plus personne ne semble respirer. Les mains de la petite se sont resserrées sur son cœur et s’enlacent en une étreinte passionnée. Monsieur Chat s’est dressé bien droit sur ses quatre pattes, ses yeux amandes grands ouverts, son esprit aux aguets. Même le moineau a cessé son manège euphorique et attend maintenant, juché sur l’épaule de l’enfant.
Et résonnent les tambours.
Et  s’envolent les violons.
Mon cœur se resserre. Le visage humide de larmes de la petite s’éclaire d’un sourire féerique.
Et claquent les cymbales.
Et vibrent les hautbois.
Nous les voyons maintenant arriver. Et tout nous échappe, tout nous fuit. La forêt a disparu, laissant place à une pureté blanche et immaculée. La lumière nous enveloppe. Et ils sont là, eux. Troupe mille fois centenaire, rejouant éternellement les mêmes airs, les mêmes mélodies. Ils dansent, ils tournent et virent, en une folle ronde psychédélique. La même. Des gestes semblables se répondent et s’embrassent, des mains se serrent, des regards se croisent, la vie résonne et n’en finit plus de nous émerveiller.
Devant nous défile la fanfare du temps, belle et immortelle. Seuls survivants d’une race éteinte, nous revoyons en ces êtres de lumière et de chant les vestiges d’une civilisation passée. Nous étions beaux, nous étions vivants, nous étions humains. Mais nous étions puissants. Condamnés depuis le début, nous n’avons jamais essayé de comprendre pourquoi … pourquoi nous étions là. Alors voici ce qu’il reste d’un monde en déclin : Une musique fondue de vie et une petite fille dont l’imagination fait revivre les plus beaux vestiges de notre civilisation.
La procession s’efface, lentement elle s’échappe. La forêt revient, calmement reprend sa place. Tout redevient comme avant, et les larmes sur nos visages s’évaporent à la lumière du jour renaissant. La petite fille reste muette, comme une statue de vie tétanisée par la vision d’un souvenir qu’elle n’a jamais eu mais dont elle connaît l’origine. Et moi, je me réveille. Monsieur Chat s’est endormi. Le moineau ne comprend pas. Monsieur Chat à tout saisi, il dort pour ne pas oublier, pour se rappeler son autre vie. Le moineau volette et se méprend, seulement victime, et jamais conquérant. Avant que quiconque ne bouge, péniblement, je me retourne et commence la marche de retour. Le retour vers quoi ? Hors de ce lieu dans tous les cas. Hors de ce lieu où les souvenirs s’entrechoquent et mêlent à la passion et à l’amour, la honte et la tristesse. Toute ma vie j’ai cherché le moyen, toute mon existence vouée à un seul but : Trouver le moyen de survivre à notre destruction. Trouver la parade ultime à notre évolution vouée au déclin. Qu’ai-je gagné ?
Derrière moi, des pas précipités se font entendre. Foulant de ces pieds nus les herbes de la forêt, elle me dépasse en riant, suivie de près par Monsieur Chat bondissant, et le moineau piaillant. Elle. Je m’arrête. Je la regarde longuement, fuir, s’évader ainsi au son d’un rire joyeux. Sa robe jaune ondule sur son passage, se faufilant entre les ronces. Qu’ai-je gagné ? Je voulais fuir sans me détruire, je ne voulais pas succomber en même temps que tous les miens…que suis-je devenu ? Âme errante, fantôme de papier parcourant mille fois le chemin entre la maison et la forêt. Suivant la volonté de ce petit être…qu’ai-je gagné ? Je le sais : Elle. Elle n’est là que pour moi. Elle qui par le pouvoir de son imagination a recrée le monde que j’aimais. Elle qui représente toute l’humanité dans ce qu’il y a de plus pur. J’ai gagné à vivre avec elle. J’ai gagné à vivre mon rêve et mon utopie par la seule force de la pensée.
S’arrêtant brusquement dans sa course effrénée, Monsieur Chat s’assoit, les pattes de devant dressées à la verticale sur le manteau de feuilles mortes. De loin, je ne distingue que sa silhouette se découpant dans la lumière du jour, filtrée par le feuillage des grands chênes. Ses yeux se sont étrécis. Peut-être sourit-il ? Peu importe. De sa voix feutrée qui plane jusqu’au plus profond de mon être, il murmure :
-Profite…

De retour dans mon abri, j’ouvre péniblement la porte qui fait entendre son éternel crissement. Me dirigeant à pas lourds vers le fauteuil centenaire, je jette un coup d’œil à l’horloge : vingt-trois heures. Le temps n’a de toute façon plus de sens. Le feu crépite toujours dans l’âtre de pierres grises. Je m’enfonce dans le tissu délavé du fauteuil, anciennement si confortable. Je ferme les yeux. La journée touche à sa fin. Demain sera un autre jour…un autre jour semblable à celui-ci. La ronde ne s’arrête jamais, la petite fille perpétue le mouvement. Je voulais vivre dans le monde merveilleux de mes pensées, On m’en a donné le loisir. Je voulais profiter de la pureté de mon peuple, On me l’a servi sur un plateau doré. Tout cela. Elle en est la seule représentante. Ce petit être. Cette petite. Je ne vis que pour Elle. Elle ne vit que pour moi. La boucle se boucle, la ronde est parfaite, la danse continue sa folle procession.
Et le temps à jamais périra.
Et le ballet jamais ne s’essoufflera.
Monsieur Chat est de retour, animé par une seule volonté : celle de se reposer de sa journée.
Et  tombera la poussière des jours.
Et chantera le mystère pour toujours.
Le chat sauta lestement sur mes genoux, carda langoureusement mes cuisses heureusement protégées par des braies de laine épaisse, tourna quatre ou cinq fois en rond avant de trouver sa place, ouvrit sa petite gueule rose et, alors que je croyais qu'il allait se mettre à bâiller, me dit :
- Hop ! Monsieur Chat sort de la danse.


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